
Quatrième fragment retrouvé. Les suivants ont en partie été perdus.
***
Il marchait depuis longtemps, bien trop pour que le souvenir d’un point de départ ait encore un sens. Peut-être avait-il même cessé de compter avant que le monde n’oublie son nom.
Les jours défilaient sans laisser de traces, comme des souvenirs érodés par le temps. Le silence, d’abord compagnon, était devenu son seul langage — une présence familière, tissée dans chaque souffle, chaque pas.
Il ne savait plus s’il rêvait ou s’il veillait, perdu dans une torpeur sans commencement ni fin. C’était une transe douce et tenace, où l’écho de sa propre existence se dissipait peu à peu.
Son plastron ne brillait plus. Il portait les traces de l’abandon : écaillé, fendillé, rongé par les ans. Chaque pas arrachait un gémissement au métal, comme un râle discret, le murmure d’un fardeau devenu tombe. Si l’on tendait doucement l’oreille, en son creux résidaient encore les échos d’anciens serments, les traces muettes de luttes oubliées et les promesses d’un temps révolu.
Autour de lui s’étendait une vaste plaine. Des colonnes brisées émergeaient de la poussière, témoins las d’un monde effondré. Une ville entière gisait là, lentement exhumée par le Vent, pierre après pierre.
Au loin, dans la brume, se dressaient d’antiques bâtisses noires, immobiles, pleurant encore la lumière qu’elles avaient engloutie. Sculptées dans une matière oubliée des dieux, ces pierres mortes ne reflétaient rien. Une obscurité sourde y palpitait, mystérieuse et insondable, évoquant des secrets trop anciens pour être nommés. Des escaliers sinueux entre les ruines noircies menait à des tours décharnées qui s’élevaient telles des lames figées dans un cri. Partout, des arches béantes, des fenêtres ouvertes sur le vide, mais aucune trace de vie semblait fouler ces terres désormais. Les parois, lisses par endroits, scarifiées par ailleurs, suintaient une étrange inertie : le lieu avait cessé de respirer depuis des siècles.
Il ne la voyait pas. Mais il la sentait — une présence ancienne, nichée dans les pierres, entre les ombres. Il était arrivé là où les cartes s’effacent.
Alors, tout vacilla. L’espace d’un souffle, le monde semblait se contracter, le lieu retenait sa respiration. Une odeur de pluie sur des cendres froides monta du sol. Il ne se retourna pas. Il comprit que ce qu’il fuyait l’avait déjà trouvé. Puis, aussi brusquement que c’était venu, l’air redevint neutre. Autour de lui, la poussière flottait en volutes hésitantes. Son regard ne vacilla pas. Pas un tressaillement sur son visage, pas même un soupir. Sans qu’il ne s’en rende compte, doucement derrière lui, une empreinte s’était formée dans la poussière. Une empreinte qui n’était pas la sienne.
Il avançait sans savoir depuis quand, et chaque pas semblait l’éloigner un peu plus de ce qui avait un jour porté un nom : le monde, le réel, lui-même. Il ne s’agissait pas vraiment de fuite, ni même d’errance. C’était plus subtil que cela. Comme s’il se détachait lentement de quelque chose — sans violence, sans décision claire — un fil qu’on laisserait glisser entre les doigts. Le temps autour de lui s’était désagrégé, comme un tissu lavé trop de fois, devenu transparent par endroits, effiloché ailleurs. Les heures n’avaient plus de poids, les jours ne tenaient plus debout. Il ne savait plus s’il avançait dans un rêve ou si le rêve avait simplement pris le pas sur tout le reste.
Par instants, des éclats de souvenirs venaient briser la surface. Ils ne duraient jamais. Un tintement léger, une cloche lointaine, que l’on n’était pas certain d’avoir vraiment entendue. Un visage familier suspendu dans une brume, sans contour, à la fois proche et inaccessible. Des impressions, surtout. Un parfum d’été, le contact d’un tissu, le goût amer d’un adieu.
Mais chaque fois, ces réminiscences glissaient entre les mailles de sa conscience, se diluaient dans l’air, comme de l’encre dans l’eau. Elles venaient sans prévenir et repartaient sans regret. Il essayait parfois de les retenir, mais c’était inutile — elles ne voulaient pas être ramenées. Elles appartenaient à un monde qui ne le reconnaissait plus. Il n’était plus qu’un souffle dans le Vent. Alors il marchait encore. Et le monde continuait à se taire.
Le relief s’aplanissait, et le silence s’épaississait autour de lui. Au creux d’un vaste cirque de roche nue, il l’aperçut enfin. Posé au centre d’un cercle de pierres dressées, un portail s’élevait, solitaire. Deux piliers couverts de mousse, une arche à demi effondrée. Aucun chemin n’y menait, aucune route n’en sortait. Il s’approcha, à pas réguliers. Le Vent s’engouffra dans l’arche, fit grincer les pierres et tressaillir les herbes sèches. Il s’arrêta devant le passage. Comme s’il attendait un signe, une permission venue d’un autre monde.
Alors, dans le silence suspendu, un battement d’ailes fendit l’air, presque imperceptible. Un oiseau au plumage d’ébène surgit de l’ombre, glissant entre les branches nues comme un souffle de nuit. Ses ailes fines bruissèrent doucement, et son vol, hésitant d’abord, semblait guidé par une volonté invisible. Il décrivit un cercle au-dessus de lui, une fois, deux fois, puis descendit lentement, avec une grâce étrange. L’animal, minuscule, de la taille d’une mésange, se posa sur son épaule sans bruit, comme s’il avait toujours appartenu à ce lieu, à ce moment. Il ne bougea pas. L’animal non plus. Le temps se tendit, fragile.
Puis, sans un mot, ils franchirent le Seuil.
***
De l’autre côté, le paysage s’étendait à perte de vue, inchangé en apparence : cette même plaine blafarde, ces mêmes pierres couchées que le temps n’avait pas daigné relever, et le Vent, tiède, errant sans direction, qui effleurait la peau sans la rafraîchir.
Mais quelque chose, dans l’étoffe invisible du réel, avait basculé.
L’air s’était épaissi, presque tangible, comme si l’on marchait à travers les lambeaux d’un rêve trop lourd. Chaque respiration semblait boire un peu d’histoire, un peu de chagrin. Il ne s’agissait plus d’un simple silence mais d’un mutisme sacré, un battement suspendu dans la gorge du monde.
Et puis, la lumière…
Elle n’éclairait plus, elle veillait avec la douceur d’une caresse maternelle, enveloppant chaque chose d’une lueur presque liquide, dorée d’un amour ancien. Elle ne venait pas du ciel, mais de partout à la fois, chaque pierre, chaque souffle d’air, chaque grain de poussière portait en lui une étincelle oubliée cette de lumière. La terre elle-même se souvenait. Elle portait un parfum de chaleur oubliée, un goût de larmes séchées sur une joue autrefois aimée.
L’oiseau demeurait sur son épaule, calme et fidèle. Il avait franchi le Seuil à ses côtés. Contre sa peau, le frisson tiède du vivant, une chaleur infime ouvrait en lui un espace oublié. Quelque chose craqua doucement, une digue céda, une brèche s’ouvrit, silencieuse et profonde — et dans ce vide, une certitude apparut, douce et bouleversante : il n’était plus seul. Alors, sa main gantée s’éleva lentement, tremblante sans qu’il ne comprenne pourquoi. Elle se posa contre son plastron. Le métal vibrait d’un murmure, chaud comme un front fiévreux. Sous ses doigts, il sentit des lettres gravées. Non par un outil, mais par une volonté, par une douleur, par une promesse. Et les mots se révélèrent, traversés d’un battement ancien, celui d’un cœur qui n’a jamais cessé d’attendre :
« Je ne suis pas revenu. »
Un souffle lui échappa.
Ou plutôt, un soupir.
Ce n’étaient pas des mots gravés pour les autres.
C’étaient des mots laissés pour lui, par lui.
Par celui qu’il avait été.
Par celui qu’il ne serait plus.
Alors il se remit en marche. Lentement. Toujours. Dans un paysage en ruine mais avec cette obstination muette qui n’appartient qu’à ceux qui ont tout perdu, cherchant dans l’ombre une dernière raison de tenir debout.
***
Fin de la retranscription du fragment IV
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